Trouver un vocabulaire commun

On 3.01.2013, in communiquer, by Alan

Rendre les contenus simples mais pas simplistes… Voilà l’un des gros challenges de la communication scientifique.

Une part importante de la solution réside, je pense, dans le choix du vocabulaire. Cela soulève une première question: dans quel registre sémantique aller piocher ses tournures bien senties ? Ce qui soulève immédiatement une seconde question: à quel public s’adresse-t-on ?

Au World Science Festival de New-York, auquel j’ai eu la chance d’assister en 2011, j’ai pu suivre un débat sur le sujet. Les auteurs de science populaire les plus prolifiques du monde se posaient exactement les mêmes questions et disaient aussi beaucoup de bêtises en passant, du genre : s’adresse-t-on au chauffeur routier? Au barman? Qui a-t-on en tête exactement quand on s’adresse au grand public?

C’est le psychologue cognitiviste canadien Steven Pinker qui m’a ouvert les yeux ce jour-là. Citation approximative (c’est de mémoire, hein, 2 ans plus tard… Mais l’esprit y est, je pense):

“Je n’arrive pas à écrire en pensant au barman… Je me suis rendu compte que j’écris mieux quand je pense à un ex-collègue de lycée, quelqu’un d’aussi intelligent et d’aussi éduqué que moi, mais qui a simplement choisi une autre spécialité. Je pense à mon pote qui a choisi la voie du droit par exemple. Il est toujours curieux, il s’intéresse toujours à la science, mais il n’a juste pas le vocabulaire des spécialistes.  Tout comme je n’ai pas son vocabulaire  juridique. Tout comme d’ailleurs, parmi les scientifiques, le physicien n’a pas le vocabulaire du biologiste et vice-versa.”

Pan dans le mille! Pas spécialement fan de cet auteur par ailleurs, j’avoue que ce qu’il a dit m’a touché. En résumé, il s’agit d’écrire pour quelqu’un d’intelligent et de curieux mais qui n’a pas forcément de background scientifique. Du coup, tout s’éclaire: le vocabulaire à viser, et bien, c’est celui d’avant les spécialisations. Celui de bac+0. Voire celui du secondaire quand c’est possible, histoire de ne pas exclure les gens curieux et intelligents qui auraient choisi (ou subi) une autre voie que celle du bac. La règle est toute simple:  éviter les mots que ne comprendrait pas un-e collégien-ne, ou les expliciter s’il n’y a pas de synonyme.

C’est tout à fait possible!

Les auteurs de science populaire anglophone y arrivent bien. Stephen Hawking explique les trous noirs à des non-initiés. Brian Greene explique l’espace-temps, la physique quantique, les trous de vers, sans rien trahir de leur complexité. Richard Dawkins raconte l’évolution avec des mots et des images si simples que pour ne pas les comprendre, il  faut être aveuglé ou manquer singulièrement de curiosité ou d’intelligence. Comment se fait-il que les scientifiques francophones n’y parviennent pas? (A l’exception notable des scientifiques blogueurs, qui font vraiment un boulot remarquable).

Je partagerai ma rengaine sur le terme même de “vulgarisation” dans un autre billet. Tenons-nous en au vocabulaire pour ce billet-ci.

Exemple à (ne pas) suivre:

J’ai la chance de lire l’anglais, je ne m’en prive pas. Du coup, je n’ai malheureusement pas beaucoup de livres de “vulgarisation” francophone sous la main. Mais j’ai quand même quelques bouquins qui traînent. Que je n’ai en général pas lus jusqu’au bout car ils sont incapables de me raconter l’histoire dont j’ai besoin pour entrer dans le truc. Allez, hop, je m’empare d’un ouvrage typique que j’ai commencé plusieurs fois, sans jamais le terminer. Trop barbant. Le Cerveau de Mozart, par Bernard Lechevalier. Dieu sait pourtant si le sujet me passionne. Mais des passages comme celui-ci ne passent juste pas. Extrait, page 34, où l’auteur, évoquant les liens entre mémoire et émotions pour illustrer la formidable mémoire de Mozart, décrit ce qu’un autre auteur de 1937 appelait le “circuit des émotions” :

(…) [Je] vous demande de ne pas vous laisser rebuter par les quelques termes anatomiques empruntés au latin (de la Renaissance !) et de le suivre, muni du schéma de ladite figure, dans son exploration. La pièce maîtresse de ce circuit est sans contexte l’hippocampe (fig. 1 et 2) ainsi appelé en raison de la forme de l’animal marin (il est aussi dénommé « corne d’Ammon »). Il occupe la partie interne de chaque lobe temporal et donne naissance à un faisceau de forme bizarre : le formix qui dessine un arc sous le corps calleux puis plonge dans les tubercules mamillaires visibles à la base du cerveau. De ces deux petites boules montent les faisceaux mamillo-thalamiques (découverts par le médecin de Marie-Antoinette – Vicq d’Azyr) qui se terminent dans les noyaux antérieurs des thalamus (ou couches optiques). De là partent des fibres qui regagnent l’hippocampe.

Inutile de préciser que les illustrations en question montrent des schémas plus cryptiques encore que le discours et clairement hors de portée d’un non-spécialiste. Le plus ironique, c’est que l’auteur le sait très bien… “Ne vous laissez pas rebuter…”

Voyons la même problématique traitée par un auteur canadien anglophone, le génial Dan Levitin dans This is Your Brain on Music: The Science of a Human Obsession. Celui-là, je l’ai lu, et je n’ai pas pu le lâcher:

In the past ten years, neuroscientists have shown just how intimately related our memory system is with our emotional system. The amygdala, long considered the seat of emotions in mammals, sits adjacent to the hippocampus, long considered the crucial structure for memory storage, if not memory retrieval. Now we know that the amygdala is involved in memory, in particular it is highly activated by any experience or memory that has a strong emotional component. Every neuroimaging study that my laboratory has done has shown amygdala activation to music, but not to random collections of sounds or musical tones. Repetition, when done skillfully by a master composer, is emotionally satisfying to our brains, and makes the listening experience as pleasurable as it is.

Traduction libre (et commentaires):

“Au cours des dix derniers  années, les neuroscientifiques ont montré à quel point notre système de mémoire et notre système émotionnel sont intimement liés.”
(On ne me parle ni de Renaissance ni de Marie-Antoinette ni encore de science des années 1930, mais du thème qui m’intéresse quand je cherche à comprendre le cerveau: les avancées de ces 10 dernières années.)
“L’amygdale (bien sûr définie quelques pages auparavant), depuis longtemps considérée comme le siège des émotions chez les mammifères, est adjacente à l’hippocampe, considéré depuis longtemps comme la structure cruciale du stockage de la mémoire, voire de la restitution des souvenirs.”
(Et on s’en fout complètement qu’il s’appelle aussi corne d’Ammon et qu’il ressemble à un hippocampe, raconter cela ici nuirait à la fluidité de l’explication!) 
“Aujourd’hui, nous savons que l’amygdale est impliquée dans la mémoire; en particulier, elle est hautement activée par toute expérience ou souvenir qui a une forte composante émotionnelle. Chaque étude de neuroimagerie que mon laboratoire a conduite a montré une activation de l’amygdale à la musique, mais pas à une collection aléatoire de sons ou de notes musicales. La répétition, lorsqu’elle est réalisée avec talent par un maître-composititeur, est émotionnellement satisfaisante pour nos cerveaux, et rend l’expérience de l’écoute aussi agréable qu’elle l’est.”

Et au-delà du vocabulaire, que disent ces auteurs au fond ?

D’un côté, la narration est pédante, centrée sur la matière, entrecoupée d’anecdotes pompeuses et déplacées et truffée de mots incompréhensibles pour le commun des mortels. De l’autre, la narration va droit à l’essentiel. Centrée sur le lecteur, elle raconte une histoire, avec le strict minimum de mots compliqués. Accessoirement, on valide le discours par un exemple d’expérience. Ce n’est pas “croyez-moi, je sais, je suis l’expert, la preuve: j’emploie des mots que vous ne comprenez pas”, mais “je trouve ça fascinant et je suis heureux de partager pour que vous puissiez le comprendre aussi. Pas besoin de me croire sur parole, d’ailleurs, voici les expériences!”

Si la différence de choix du vocabulaire est frappante, on voit ici à quel point c’est important, on voit aussi qu’il n’y a pas que cela. Je reviendrai dans d’autres billets sur l’indispensable effacement du narrateur pour raconter une bonne histoire et, justement, sur l’art et la manière pour raconter cette bonne histoire.

Encore un petit exemple

Sur Podcast Science, nous avons la chance de bénéficier de contributions spontanées d’auditeurs, qui sont soit spécialistes d’un sujet ou alors se sont passionnés pour un thème, se sont documentés à fond et ont envie de le partager. Dans les deux cas, ils détiennent un savoir mais ne sont pas forcément rompus à l’exercice périlleux de la communication scientifique. Et ça ne manquent (quasi) jamais: ils connaissent si bien leur sujet qu’ils en oublient que le public ne le connaît pas. Voici le premier exemple qui me soit tombé sous la main:

texte soumis original texte remanié après 1e lecture
Par exemple, une hypothèse semble mener à la conclusion d’une hyperalgésie généralisée (une altération des mécanismes centraux de contrôle de la douleur identifiés entre autres grâce à l’augmentation de la substance P (neurotransmetteur) dans le LCR et des anomalies du métabolisme de la sérotonine : dû à des anomalies hormonales d’origines hypotalamiques, à des troubles de l’humeur, à des anomalies cytokiniques ?), mais on ne peut pas déterminer si cela est primitif ou secondaire à la douleur chronique. Par exemple, une hypothèse semble mener à la conclusion d’une hyperalgésie généralisée (une altération des mécanismes centraux de contrôle de la douleur). On aurait identifié cette altération entre autres grâce à l’augmentation de la substance P, qui est un neurotransmetteur, dans le liquide céphalorachidien (autour du cerveau et de la moelle épinière) et à des anomalies du métabolisme de la sérotonine (un autre neurotransmetteur)

 

On aurait certainement pu simplifier encore ici, mais on notera la disparition de l’abréviation “LCR”, des origines hypotalamiques, des anomalies cytokiniques… Les termes qui ne peuvent pas être remplacés ou supprimés (sans quoi on perdrait le message) sont explicitement définis (hyperalgésie, liquide céphalorachidien, substance P) . Le message n’a pourtant rien perdu de son essence.

Les petits trucs, en résumé

  • Avoir un-e auditeur en tête lors de la rédaction et de la relecture. Votre compagne/on, vos parents, un-e ami: quelqu’un que vous aimez et respectez, qui est intelligent-e, mais ne connaît rien du tout au domaine traité;
  • Pour chaque mot technique, vous demander:
    • Ce mot est-il dans le vocabulaire courant? Existe-t-il un parfait synonyme dans le vocabulaire courant?
      Si non, expliquer le mot juste après l’avoir dit. Si les gens ont le sentiment de ne pas comprendre, ils décrochent!
  • Si la phrase, le raisonnement, ou l’énumération sont très longs, se demander:
    • Puis-je faire plus court?
      Si pas possible: proposer une récapitulatif

 

Des commentaires?

Loin de moi l’idée de donner des leçons à qui que ce soit, je ne m’en sens pas du tout la légitimité. L’accès à deux cultures à la fois très proches et très éloignées sur des points précis comme celui-ci et mon parcours d’autodidacte passionné me donnent une perspective que je ne retrouve pas dans le monde académique et que j’ai envie de partager. Ma vision est peut-être encore un peu partielle. Je l’affûte sans cesse, mais je suis preneur de toute perspective. N’hésitez surtout pas à entamer le dialogue, les commentaires sont là pour ça 🙂

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